La sociocratie, un mode de gouvernance pour le XXIe siècle ?
Après des siècles de pouvoir autocratique sur l’ensemble de la planète, l’avènement des démocraties semblait constituer une réponse satisfaisante au besoin d’émancipation et d’expression des peuples. Malheureusement, ce n’est bien souvent qu’illusion, car une fois élus, les dirigeants ont tendance à ne pas tenir compte des aspirations de la population et l’on constate bien souvent les mêmes dérives que dans les régimes autoritaires et les mêmes constats d’échecs: résultats économiques décevants, minorités ignorées, inégalités criantes, ascenseur social en panne, dirigeants coupés des populations sans parler de la tendance au clientélisme, à la corruption et parfois même à la xénophobie; et lorsque les choses s’aggravent, tendance à imposer un régime autoritaire. C’était vrai des démocraties dites populaires – qui ont pour la plupart disparu, tout du moins en Europe -, gangrénées par le centralisme et la bureaucratie. Ça l’est aujourd’hui des démocraties libérales, où l’idéologie dominante tente de condamner les citoyens acteurs au rôle de consommateurs serviles et les États-Nations à subir la loi des grands groupes économiques et de l’oligarchie de la finance internationale.
En face de ce constat, il nous paraît intéressant d’explorer le concept de sociocratie. De quoi s’agit-il? De mettre en place une structure qui redonne au monde une culture et fasse la promotion des valeurs à la base de la croissance humaine, rendant chacun épanoui, autonome et responsable. Autrement dit qui remette l’homme au centre en lui permettant d’exercer pleinement ses talents et d’apporter à tous les échelons, aussi bien individuellement que collectivement, sa pierre à l’édifice. Seule une structure de communication et de prise de décisions favorisant l’expression de la liberté et de la dignité humaine peut répondre à cette question.
Cette structure n’est pas à inventer, elle a toujours existé. Il suffit pour cela d’aller voir ce qui se pratiquait – ou se pratique encore – au sein de certains peuples autochtones. En particulier chez les Amérindiens. Leur mode de fonctionnement est à l’inverse de ce que nous connaissons dans notre société, où nous cherchons le plus souvent à régler nos problèmes en demandant assistance à l’État ou aux institutions, cette assistance impliquant des ressources toujours plus grandes; et qui, la plupart du temps, amplifient les problèmes au lieu de les résoudre à l’instar, lorsque nous évoquons nos problèmes de santé, des remèdes qui les causent ou les aggravent.
La culture amérindienne a intégré une notion essentielle qui semble nous échapper: une communauté est un tout, un ensemble de liens vivants interdépendants qui ne peut se développer et vivre harmonieusement que si chacun de ses membres trouve sa place et joue son rôle en interconnexion avec les autres. En cas de difficultés, personne n’est laissé sur le carreau avec l’idée, comme dans l’image de la chaîne, que la solidité du groupe est égale à celle du maillon le plus faible. Et le peuple s’inspire de grands principes universels se perpétuant de génération en génération: clarté des pensées dans le sens d’une plus grande paix, entreprise et succès avec l’aide des autres, respect du vivant, respect de la femme et entraide avec elle, travail au service de la communauté, action de grâces, rire et sens de l’humour, etc.
C’est de ces principes que s’inspire le concept de sociocratie. Auguste Comte a inventé le mot au XIXe siècle, Kees Boeke et Gerard Endenburg l’ont développé au XXe, le Québécois Gilles Charest(1), président de Sociogest et pionnier du développement organisationnel au Canada, en fait la promotion aujourd’hui. Il s’agit de privilégier le « Nous » plutôt que je « Je » et le « Tu ». En recherchant un langage commun, des méthodes communes de résolution des problèmes, des valeurs communes et des principes de vie partagés avec par ailleurs une vision du monde et un sens commun. En reconnaissant également le caractère vivant et systémique de toute vie sociale, le « Je » ayant besoin du « Nous » et inversement. Ce qui a pour conséquence implicite que dans tout système les éléments ne doivent pas se contrôler mutuellement, aucun d’entre eux ne devant imposer unilatéralement sa volonté aux autres, ce qui exclut d’office une structure purement hiérarchique; et que par ailleurs la structure doit pouvoir compter sur un apport extérieur qui lui apporte la source d’énergie nécessaire en cas de conflit interne.
La sociocratie est la gestion par consentement comme mode de prise de décisions, ce qui rend tous ses membres responsables de la conduite du groupe; ceci n’existe pas en démocratie où la minorité ne peut faire valoir ses convictions quand elles ne correspondent pas à celles de la majorité. Mais dans la pratique, comment fonctionne une structure sociocratique? En mettant en pratique trois règles de base: le consentement, le cercle de concertation et le double lien.
Le consentement implique qu’un groupe, une structure ou une équipe de travail ne peut prendre une décision destinée à orienter ou régir sa vie, son action ou son mode de fonctionnement que lorsque chacun des membres aura pesé le bien-fondé de cette décision et aura formulé les objections raisonnables à la proposition; qu’ensuite le groupe ait pris en compte ces objections et y ait apporté une réponse et ceci jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune objection; le but final étant de permettre de prendre conscience de l’impact de la décision sur chacun des membres, sur le groupe ou sur l’environnement dans les limites et le respect de chacun. La solidarité des membres qui impliquerait le renoncement de certains membres à faire valoir leurs points de vue n’est pas une valeur à retenir, car la liberté individuelle est à prendre en compte autant que l’intérêt collectif. A tous niveaux il ne doit y avoir ni gagnant, ni perdant. Le poids de la hiérarchie dans la prise des décisions ne doit pas être un critère pour juger de la qualité d’une décision.
Le cercle de concertation est le lieu de parole et de prise de décisions de chacune des équipes de travail et ceci à tous les niveaux. Pour exercer sa mission, atteindre ses objectifs, améliorer ses méthodes de travail et développer les compétences de ses membres, le cercle délègue à chacun de d’entre eux les fonctions opérationnelles correspondantes. La structure hiérarchique coordonnera l’action, mais c’est le cercle qui élaborera et prendra les décisions, à l’instar du « Conseil des Anciens » de nos vieux sages indiens pour qui « L’Univers était rond » tout comme les nids des oiseaux et qui considéraient que seule cette structure était adaptée à l’échange et au partage(2). Nous sommes évidemment dans une société décentralisée, et nous allons avoir des cercles imbriqués à plusieurs niveaux de la hiérarchie, chaque cercle exerçant son pouvoir dans les limites définies par le cercle supérieur. C’est autant un lieu de dialogue, de créativité et de résolution des conflits qu’un lieu de planification, de perfectionnement, d’éducation ou d’entraide.
Le double lien est le troisième maillon nécessaire pour que la structure fonctionne. Il fait la transition entre les différents cercles, chacun d’eux déléguant deux représentants qui vont siéger dans le cercle supérieur et assurer ainsi la coordination entre les deux structures. Ces deux représentants seront le chef hiérarchique du cercle inférieur et un autre conseiller de façon à garder un équilibre (symbolisant les deux pôles positif et négatif, ou si l’on préfère masculin et féminin…). Dans ce type de structure on remarque d’ailleurs que les femmes prennent plus naturellement leur place, sans qu’il soit besoin de développer un programme d’égalité des chances! Et par ailleurs, à l’inverse de ce qui se passe parfois dans certaines organisations de type revendicatif ou syndical, on remarque que sont souvent cooptées pour ces fonctions des personnes pondérées et responsables qui recueillent l’assentiment de tous et inspirent la confiance à tous les niveaux. L’esprit qui prévaut alors est davantage celui de l’unité et du respect – y compris de la hiérarchie – que de la concurrence et de la division. L’efficacité de la structure en ressort renforcée et les résultats obtenus sont souvent remarquables, en particulier dans le recrutement des collaborateurs, cooptés avec l’assentiment de l’ensemble du cercle. Les missions sont clarifiées, le contrôle des membres les uns par les autres n’est plus nécessaire, chacun a conscience de son rôle et est donc beaucoup plus motivé, avec une présence accrue à soi, aux autres et à l’environnement. Comme dans une structure vivante(3), si la communication est bonne et fluide, l’écoute respectueuse des autres et en phase avec l’intention commune, l’ensemble va trouver naturellement en lui-même et de façon harmonieuse les forces nécessaires à la réalisation de la mission. Dans cette confiance, les personnes n’auront pas peur de s’affirmer, de faire valoir leurs points de vue de manière constructive pour faire progresser les idées et parvenir à des solutions innovantes. Les conflits inévitables seront considérés positivement, car il ne s’agit plus de manifester son « ego » en ayant raison sur l’autre mais de participer, chacun à sa façon, par le jeu de la discussion constructive, à la réalisation de l’œuvre commune. Cela suppose évidemment parfois des renoncements, une attitude humble et peut constituer aussi le meilleur creuset du développement des qualités humaines de chacun pour le bien de tous.
Alors utopique la sociocratie? Pas si sûr, si nous évoquons l’exemple du Cirque du Soleil de Guy Laliberté, devenu en quelques années le premier cirque du monde avec réussite financière à la clé en adoptant ces principes grâce notamment aux conseils avisés de Gilles Charest et de son équipe. Il ne s’agit bien sûr que d’une entreprise, mais les principes de la sociocratie sont transposables à tous les niveaux, y compris aux instances politiques, ce qui suppose sans doute une évolution des structures vers des équipes plus réduites.
Nous n’avons évidemment pas la prétention d’affirmer que ce système, dont la philosophie rappelle naturellement les familles élargies de nos tribus indiennes, constitue la panacée pour l’avenir de nos sociétés. Le but est simplement d’ouvrir une piste d’avenir intéressante à l’heure où les « palliatifs » en tous genres ne semblent plus suffisants pour les sauver de l’asphyxie.
Michel Noyer*
Après une longue expérience et un parcours classique en entreprise au sein de directions financières et des relations humaines, Michel Noyer, 61 ans, prend progressivement conscience de l’influence de la prise en compte des personnes dans l’entreprise sur l’efficacité professionnelle. Il accompagne aujourd’hui les dirigeants d’entreprise dans leur recherche d’efficacité par une approche globale des relations humaines.
- Auteur de plusieurs ouvrages dont: «La démocratie se meurt, vive la sociocratie»
- Dans notre tradition, les Chevaliers de la Table Ronde représentent cette idée.
- A l’instar du corps humain, dans une vision holistique où les organes communiquent bien entre eux, où la circulation du sang est fluide,etc..